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New York. États-Unis.

 

Quand il avait regardé par la fenêtre, Paul avait failli déplacer le rendez-vous. De sa chambre d’hôtel, en se tordant le cou, il avait réussi à apercevoir le ciel, entre les immenses buildings du Lower West Side. Il était noir. Avril à New York réserve des surprises de ce genre. La veille il faisait grand beau ; aujourd’hui, l’Atlantique s’apprêtait à jeter des seaux d’eau. Il reprit courage après le petit déjeuner. Les nuages porteurs de giboulées alternaient avec d’assez belles plages de ciel bleu. De toute façon, il était trop tard pour décommander. À dix heures, il partit à pied vers Central Park.

Devant l’entrée ouest, à la hauteur de la 75e Rue, il releva le col de son imperméable et attendit. Il avait dix minutes d’avance. Il savait qu’elle serait à l’heure ou qu’elle ne viendrait pas.

La pluie tombait maintenant fine, régulière. Il avait les cheveux trempés. Il s’abrita sous un arbre de l’avenue. L’entrée du parc se trouvait à peu près à la hauteur du consulat de France. Paul tua le temps en regardant flotter le drapeau sur la façade. Ces trois couleurs produisaient en lui des impressions contradictoires. Au fond, les plaisanteries d’Archie sur ses origines n’étaient pas tout à fait sans fondement. Deux siècles après la vente de la Louisiane, sa famille paternelle continuait à se sentir suffisamment française pour que son père se soit porté volontaire en 44. Ensuite, il n’avait plus quitté l’armée jusqu’à sa mort au Viêt Nam. Paul avait suivi la même voie à dix-huit ans, par chagrin, par provocation aussi. Il nourrissait à l’égard de la France des sentiments ambigus. C’était le pays qui avait profondément marqué l’histoire de sa famille. En même temps, à cause de lui, il avait choisi cette vie militaire dont il avait eu tant de difficulté à sortir. D’ailleurs, se demandait-il en regardant noircir les nuages de plus belle, en était-il vraiment sorti ?

À dix heures trente précises, il vit une silhouette passer la grille et marcher dans sa direction. Elle avait la tête cachée par un parapluie d’homme. Deux baleines cassées pendaient, et faisaient couler de petites rigoles d’eau sur ses épaules. Avant même qu’elle se plante devant lui et découvre son visage, il savait que c’était elle.

— Salut, Paul !

— Salut, Kerry !

Quand l’avait-il vue pour la dernière fois ? Lui aurait-on posé la question qu’il eût répondu sans hésiter : hier. En un instant, sept ans venaient de disparaître.

L’embrasser ? Mais comment ? Ils avaient l’un à l’égard de l’autre cette timidité qui procède d’une longue intimité. Se connaître si bien les empêchait d’avoir recours à ces petits effleurements par lesquels se saluent un homme et une femme étrangers l’un à l’autre. Elle fit un mouvement gauche avec son parapluie, comme pour le refermer, et les aspergea de l’eau qui stagnait sur sa coupole. Ils se reculèrent, agitèrent leurs manches pour faire tomber les gouttes. La question des embrassades était réglée pour cette fois.

— Toujours aussi doué pour choisir les lieux de rendez-vous !

— Une grande nageuse comme toi, tu ne vas pas avoir peur d’une averse.

Elle portait un trench-coat vert tilleul confectionné d’une matière légère et un peu brillante. Sans doute un de ces vêtements de prix dont ses armoires étaient pleines.

— Tu veux traverser le parc ou tu préfères qu’on se réfugie tout de suite dans un café ?

— Si on doit jouer les agents secrets, le parc me paraît plus approprié.

Ils s’engagèrent dans une allée incurvée, entourée de bosquets de charmes déjà bien verts. Les rares promeneurs qu’ils croisèrent marchaient d’un pas rapide, la tête baissée, et se dirigeaient vers les sorties du parc, comme des pêcheurs qui fuient le gros temps.

— Comment va la clinique ? demanda-t-elle. Vous allez racheter l’étage du dessous, finalement ?

— Qui t’a parlé de ça ?

Paul pensait qu’elle avait rompu tout contact avec leur ancienne vie, comme lui-même.

— On a fait le même métier, non ?

Paul s’était retourné et la regardait avec étonnement.

— Bon, arrêtons de faire des mystères. J’ai une amie qui travaille dans ta clinique. Elle a passé sa maîtrise de psycho en même temps que moi.

— Tracy ?

— Elle ne te l’a jamais dit parce qu’elle voulait respecter tes vœux perpétuels.

Elle avait prononcé « vœux perpétuels » en laissant pétiller ses yeux vert d’eau. Paul fixa son visage mince, sa bouche énigmatique. Il se dit que le temps avait dépouillé ses traits du dernier flou de l’adolescence pour leur donner la netteté nouvelle de la maturité. Il manquait pourtant quelque chose pour la reconnaître tout à fait.

— Tant mieux, dit-il, je ne vais pas avoir besoin de te faire un résumé des épisodes précédents. Où en es-tu restée au juste ?

— Tracy m’a appelée la semaine dernière. Elle m’a dit que tu avais pris un genre de congé sabbatique pour un mois. J’ai fait le rapprochement avec tes coups de fil. Tu as replongé, c’est ça ?

— Archie est venu me demander un service.

— Pour la Compagnie ?

— Archie ne travaille plus pour la Compagnie. Il a monté sa propre boîte.

— Une boîte de quoi ? Qu’est-ce qu’il sait faire d’autre ?

Soudain, Paul comprit : ses cheveux ! Elle était coiffée d’un chapeau irlandais qui dissimulait leur masse. Privé de leur énergie, son visage était affaibli, dénaturé, comme un opéra qu’on aurait joué sans orchestre.

— Il fait toujours la même chose. Simplement, il le fait à son compte, maintenant.

— Et toi, tu travailles pour lui…

— Je lui rends service pour quelque temps.

Ils passèrent sur un petit pont arrondi. L’eau d’une mare, au-dessous, était piquetée de pluie et les canards immobiles semblaient fixés sur une planche à clous.

— Je te raconte l’affaire ?

— Pourquoi crois-tu que je sois venue ? Tu sais ce que l’on a décidé ensemble, quand on a quitté le service.

— C’est drôle, je pensais que la famille, les enfants t’auraient éloignée de tout ça…

— Tu me connais mal, on dirait.

Ils étaient dans cette zone du parc où poussent des arbres hauts, au feuillage dense. Sous cette voûte d’ormes et de hêtres, la pluie pénétrait à peine. Kerry avait fermé son parapluie. Ils marchaient côte à côte en gardant les yeux sur le sol de l’allée, que traversaient par endroits des écureuils gris.

Paul exposa l’affaire de Wroclaw, la piste ouverte par les Anglais et conclut avec honnêteté par un résumé de toutes les incertitudes qui entouraient ces événements.

Kerry l’écouta sans l’interrompre.

— Encore une histoire de terrorisme bactériologique, dit-elle finalement. La tarte à la crème des thrillers que je n’achète jamais.

— Je ne crois pas que ce soit aussi clair que ça. Le choléra est une très mauvaise arme biologique. Il y a des choses là-dessous qu’on ne comprend pas encore et qui sont sans doute beaucoup plus intéressantes.

— Pourquoi m’as-tu dit au téléphone que les conditions étaient réunies ?

— Parce que je le crois. C’est une mission engagée. D’abord, nous ne pourrons pas compter sur la collaboration du FBI. Il ne faudra surtout pas qu’il sache que nous enquêtons et ça complique pas mal l’affaire. Ensuite, les milieux écologistes sont politiquement sensibles. Les gens ne font pas la différence entre les militants classiques et les extrémistes. Si on a l’air de surveiller les groupes modérés, on provoquera un scandale. Et si les extrémistes savent qu’on s’intéresse à eux…

Paul eut un instant la vision de Cawthorne et de ses brûlures. Il ne termina pas sa phrase.

— Il faut qu’on soit peu nombreux à aller au contact et que la confiance puisse être totale.

— Qui il y aurait dans l’équipe ?

— Nous deux, c’est tout.

Kerry marchait sans rien dire et Paul commençait à s’inquiéter de ce silence.

Au sommet d’une petite colline, près du centre du parc, ils tombèrent sur un kiosque en bois entouré d’une terrasse. Les tables et les chaises en métal brillaient d’eau de pluie. Le décor semblait abandonné, mais on distinguait le halo jaune de lampes allumées derrière les vitres embuées de la baraque. Ils entrèrent.

Un serveur attendait derrière le bar. Il regardait dehors l’eau tomber sur le gazon. Une odeur de café et de bière imprégnait l’atmosphère humide. Kerry se secoua et ôta son imperméable. Elle était vêtue d’un chemisier noir qui moulait sa poitrine et d’un jean à pinces. D’un coup, en jetant la tête un peu en arrière, elle ôta son chapeau et libéra ses cheveux. Leur masse était toujours aussi impressionnante. Finement bouclés, presque crépus, ils irradiaient comme ces auréoles d’or foncé qui entourent la tête des saints sur les toiles baroques. C’est un paradoxe que sur ces peintures, l’attribut visuel de la sainteté fait plutôt ressortir le caractère troublement humain, charnel et presque damné de ceux qui en sont gratifiés. De même, sur Kerry, l’explosion de ces flammes auburn et châtain clair donnait à ses traits réguliers et presque fades un relief nouveau, plein d’une énergie, d’une intelligence et d’une impudeur imperceptibles jusque-là.

Paul dissimula son émotion en s’adressant vivement au serveur pour lui demander une table, ce qui était absurde puisqu’elles étaient toutes libres.

Ils prirent place et commandèrent deux cafés. Après un assez long silence que Paul n’osa pas troubler, Kerry dit en riant :

— Je suis un peu rouillée, tu vas voir. Arrêt du parachute avec les grossesses, évidemment. Mon dernier saut remonte à huit ans, juste avant la naissance de Julia. En athlétisme, je n’ai plus de points de repère mais je dois faire une bonne demi-heure au cent mètres et si je devais courir un marathon, il faudrait que j’emporte un sac de couchage.

Paul se souvenait des après-midi d’entraînement avec elle à Fort Bragg, sur le stade. Il y avait quelque chose du rêve grec des Olympiades dans le désir de Kerry de maîtriser toutes les disciplines. Sans atteindre nulle part des records, elle était capable d’afficher partout des résultats plus qu’honorables. Cet éclectisme, c’était elle. Son esprit n’embrassait jamais un seul parti, mais faisait cohabiter les contraires. Elle considérait toujours les réalités de la vie selon leurs différents aspects. Cette diversité, ces contradictions, ces ambiguïtés étaient tout ce qui lui plaisait dans l’existence.

— Tu as continué l’aïkido ?

— C’est ce qui m’a sauvée. J’ai trouvé un maître de dojo extraordinaire en arrivant à Manhattan. Il m’a autorisée à pratiquer jusqu’à la dernière semaine avant les accouchements. Je disais à Robin que j’allais au cinéma…

Elle rit en tournant la petite cuiller dans son café. Puis elle se pencha un peu en avant et dit sur le ton de la confidence :

— Je n’ai jamais arrêté le tir, non plus. Je continue à mettre tout dedans à trente mètres, avec mon 9 mm. Va savoir si c’est seulement une impression mais il me semble que depuis les grossesses ma capacité de concentration a même augmenté.

— J’ai ressenti exactement la même chose.

— Crétin !

Ils rirent très fort. Kerry mit la main devant sa bouche en voyant l’air rogue du serveur qu’ils avaient fait sursauter.

— Ça va te paraître incongru, ce que je vais te demander…, reprit Paul. Mais, avec la famille, les enfants, la vie que tu as…

— Laisse les enfants tranquilles. Ils n’ont rien à voir là-dedans. D’ailleurs, tu sais pourquoi je ne les ai pas faits avec toi.

Kerry prit sa tasse dans le creux de ses mains pour les réchauffer. Elle sourit et Paul fit de même. Il ne s’était jamais demandé quelle attitude adopter avec elle. L’expression qu’il formait sur son visage était toujours fonction du regard qu’elle portait sur lui.

— Tu as parlé à Robin de cette mission ?

— Non. C’est inutile. Il connaît le contrat.

— Qu’est-ce qu’il en pense ?

— Écoute, je suis entrée à la Compagnie à vingt-deux ans et c’est à ce moment-là que j’ai pris le virus. J’ai raccroché provisoirement, mais je ne suis pas guérie. Je ne guérirai jamais. Robin le sait. Il peut différer les rechutes ; il ne les empêchera pas. Je suis peut-être un peu présomptueuse, mais je pense qu’il m’aime telle que je suis. Je ne renonce jamais à rien dans la vie et ça lui plaît.

D’autres clients, encore plus mouillés qu’eux en arrivant, vinrent s’installer à la table à côté. C’était un couple âgé avec un chien vêtu d’un imperméable écossais. Ils avaient l’air de mauvaise humeur et ne s’adressaient pas la parole.

— Dis-moi la vérité, Paul. Tu fais ça pour quoi ? Le fric ? Le frisson ? Tu y crois à cette histoire de choléra ?

— Je crois qu’il y a quelque chose à trouver derrière, oui. J’ai besoin de fric aussi. Mais si tu veux savoir…

Il tripota nerveusement son favori et elle sourit en observant qu’il avait toujours ce tic.

– … eh bien, ça me plaît de me lancer là-dedans avec toi.

— Espèce de sale Français dragueur.

Elle tenait toujours sa tasse dans ses deux mains devant le visage et, au-dessus, ses yeux fixaient ceux de Paul.

Depuis un moment, il avait l’impression que leurs voisins comptaient sur eux pour faire la conversation et ne laissaient rien échapper de ce qu’ils disaient. Il sentit que cela agaçait aussi Kerry.

— Il pleut moins, dit-il. Sortons. Puis, en jetant un coup d’œil mauvais vers le teckel des voisins, il ajouta : j’ai mon revolver dans la voiture. Si on allait faire quelques cartons sur les clébards de Manhattan, qu’est-ce que tu en penses ?

Le couple se mit à rouler des yeux affolés. Paul sortit un billet de dix dollars, le tendit au garçon puis sortit avec Kerry. Vers l’est, on commençait à distinguer la ligne des gratte-ciel au-dessus des arbres. Il y avait encore du noir du côté de l’Hudson. Un énorme cerisier du Japon laissait éclater ses pompons roses gorgés d’eau devant le café.

— Alors, chef, quand est-ce que je commence ?

— Tu peux être à Providence après-demain matin ?

— « Après-demain, à Providence », répéta-t-elle en riant. Ça commence pas mal. On dirait un poème d’Emerson.

Le Parfum D'Adam
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